Zut alors, si le soleil quitte ces bords.
A.Rimbaud




Pour m'éviter d'écrire dans le désert laissez donc ici votre commentaire ...



dimanche 20 décembre 2009

Selon

Je croyais que vous étiez un saint disait la petite fille dont on était amoureux. Elle voulait dire quelqu'un qui ne pouvait pas tomber amoureux.

Enfants, on n'aimait pas les adolescents, pris dans un filet de secrets et d'intrigues incompréhensibles.

Gagner chaque jour une minute sur le trajet du lycée à la maison. Sur six kilomètres, c'est possible. Mais pas indéfiniment.
Chaque rue transversale est murée par un pan de mer gris-bleu.
Tentation de prendre la corniche, mais adieu le record.
Voici la mort du jour. Atteindre vite la lumière jaune de la maison.
Le lien est fort. Tout retard est mesuré.

Au lycée, Taravant prétend se fabriquer un style. Pourquoi ? Projet sans substance.

S'accorder au temps des canards et des poissons.
Couché dans l'étang, l'arbre abattu persiste à feuillir.
Le guet retarde l'heure.
Plénitude de la vie sauvage.

Un ami de mon père voudrait remplacer le papier-toilettes par des billets de banque pour piéger ceux qui les mettraint dans leur poche au lieu de s’en servir.
Il raconte avec gourmandise ses conquêtes de très jeunes filles.
Il s'affirme de gauche, c'est flatteur.
Il est riche, polytechnicien et ne travaille pas.
Aujourd’hui, on le traiterait de Bobo.

Les couples se formaient on ne savait comment. Le costaud était supplanté par l'étudiant : des menaces dans l'air.
Les filles jouaient leur rôle de plaire aux garçons, dans l'attente du grand amour.
Les garçons rêvaient de mobylettes.
On n'imagine pas la paix que c'était.

Dans ce rêve, je ne suis que l'employé de cette femme manitou.
Mais au sortir d'un conseil d'administration, entre deux portes, elle me prend la main en cachette. Un courant d'érotisme nous acoquine. Alliance du sexe et du pouvoir.

Que personne n'enlève cet arbre couché dans l'eau, dont les branches feuillues abritent les poissons.
Comme l'an dernier, les tanches de bronze croisent entre les nénuphars, dans la plénitude de leur être.
La maman cane longe les rives, suivie de huit canetons affairés.

Les grognements de cette femme, dans la chambre d'hôtel à côté de la mienne. Je l'ai vue la hier soir ; on dirait un vieux rat frisé.
Ces geignements du matin, c'est toute la rancœur d'une vie sans amour.
Et lui, brave type : "ne gémit pas, il fait beau; nous allons visiter le port." Puis, consterné : "comme tu as changé".
Les rayons du soleil n'arrivent pas aux cœurs désenchantés.

Ce grand échalas, au seuil de la débilité mentale : long nez, grandes oreilles, bras interminables qui battent jusqu'à ses genoux comme les ailes d'un cormoran mazouté. "Ils m'ont pris mon vélo... Ils m'ont pris mon vélo..."
Que de gens malheureux.

Maintenue au bord du temps par la cristallisation des voix, des visages et des comportements, la vie de bureau était comme une pièce de théâtre à laquelle un metteur en scène invisible n'apportait jour après jour que d'infimes retouches. Evoquant leurs débuts, les anciens disaient "c'était hier". C'est qu'en réalité, leur vie professionnelle n'avait été que la répétition d'une même journée, figée maintenant dans leur histoire.

Son meilleur ami était sur le point de mourir. Délaissé par une femme dépressive, il agonisait dans la solitude.
Hubert entra dans sa chambre et se pencha sur son visage qui lui apparut transfiguré de reconnaissance.
"J'étais sûr que tu viendrais." Et, dans un élan d'abandon et de confiance infinis : "tu savais que j'étais amoureux de toi ?"
"Oui" répondit Hubert. "Je t'aime aussi tu sais, mais différemment." Puis il lui caressa les cheveux et couvrit son visage de baisers. Délivré du secret de sa vie, l’ami très cher mourut dans un sourire.

"Y a des cousins qui sont venus m'emmerder" raconte le vieux pêcheur pour qui toute journée sans pêche est un enfer.

Plus formée que ses camarades, ni belle ni laide, Paulo avait quelque chose de fini qui faisait d'elle, dans notre imagination, une aînée de bon conseil, hors du champ des tourments amoureux. La petite Claude, au contraire, si juvénile et discrète, enchantait nos plexus solaires d'une torture sentimentale. Nous la jouions plusieurs fois par jour au ping-pong en des duels incantatoires. Nous acceptions de mourir -pas tout de suite quand même- pour voir un film à côté d'elle, main dans la main, joue contre joue.
Paulo recevait nos confidences avec une inquiétante neutralité.
Claude nageait très mal. A chaque brasse, son derrière émergeait comme le dos d'un dauphin, ce qui faisait rire aux larmes ses amies. Loin d'altérer notre amour, ce handicap nous semblait une maladresse touchante dont nous rêvions de la guérir par des conseils secrets.

L'inventaire heureux de la gamme infinie des couleurs peut durer des millions d'années, comme la suite interminable des nombres.

Surprendre la vie sauvage
Dans le présent d'un nouveau matin.
Recréation du monde.

Il y a des rêves où l'on se sent très intelligent. On y discute d'égal à égal avec un ministre. On comprend ses préoccupations, on les partage, on risque des conseils judicieux qui sont bien reçus. Puis on se quitte en grande complicité intellectuelle.

La rue d'autrefois, morceau d'antan.
Comme elle est paisible.
Tout recommence.
Le fil conducteur, c'est la paix.
On peut trahir très vite et se couper du bonheur : gros mensonges, petites trahisons…
Mais le temps retisse la toile et l'on revit, cicatrisés par la Lumière.

Tu sors dans la rue et la rue te suffit. Chaque être apparaît dans sa vérité. C'est ça l'enfance.

Variations culinaires, au restaurant :
nous avons :
dessert ou fromage
fromage ou dessert
fromage sans dessert
dessert sans fromage
fromage et dessert
dessert et fromage.
Qu'est-ce que vous prenez Monsieur ?!
nous avons aussi :
farandole de fromages, ce sont des fromages qui dansent;
farandole de desserts, ce sont des desserts qui dansent;
farandole de fromages et desserts, les fromages sautent par dessus les desserts.
farandole de desserts et fromages, les desserts sautent par dessus les fromages.
Qu’est-ce que vous prenez Monsieur ??!!

lundi 7 décembre 2009

Lettre à mon chat

Je sais que tu m’en veux d’être partie loin de toi pour plusieurs semaines.
Pourtant, tu ne m’as pas quittée un seul instant.
J’ai conservé dans le creux de mon cou la douceur de tes gestes tendres et câlins.
Le jour ne se couche jamais sans que je t’imagine lové au creux de moi, soyeux et doux, t’étirant, baillant, me dévorant des yeux et frôlant ma joue de ta patte furtive et enjôleuse.

Ta maitresse

samedi 5 décembre 2009

Lettre à ma traitresse


Ta peau regrette mes caresses, mais ma désolation ne t'arrache pas une larme !
Penses-tu seulement à la détresse d'un pauvre chat, cloîtré, volets clos, dans une pièce surchauffée par la canicule, sans autre distraction que le passage de la concierge au cheveu rare qui lui apporte sa pitance en bougonnant ?
Qu'ai-je donc fait pour mériter un tel châtiment ?
Et toi, pendant que je me morfonds, tu fais la folle, au bord de la mer, avec ce bellâtre que je déteste et qui me le rend bien.
Mais je vais me venger !
Quand ma geôlière ouvrira la porte, je m'enfuirai. Devenu chat de gouttière, je te narguerai depuis le toit d'en face.

P.S. Je t'accorde quand même deux jours pour rentrer. Faute de quoi, adieu!

Léon le Chatgriné



mardi 27 octobre 2009

REMINISCENCES



Délicieuse lumière orange au dessus de mon berceau.
C'est le plafond de la cuisine.
Luisance d'un pied de table.

Ne fermez pas la porte, Blount s’en chargera.
Très discret Monsieur Blount que l’on ne voit jamais.
La rue Julien longe le parc feuillu du lycée, attristé par les vacances.
Adossée au portail, la loge du concierge qui vend des rouleaux de réglisse, des tubes de coco, des chewing-gums ballons...
J'ai dit à ma maîtresse d'école que nous allions partir pour le Sénégal.
C'est un mensonge.
Elle va sûrement en parler à mes parents. J'ai la trouille.
Les crèmeries étaient couleur crème en ce temps là.

A la vitrine des jouets neufs, des soldats d'aluminium.
Empâtés, rutilants, trop légers, guère utilisables.
C'est comme ces forteresses en carton bouilli qui glissent sur le parquet au moindre contact. Ou ces gros tanks mécaniques cracheurs d'étincelles qui ne savent pas tourner.
Pour de vraies batailles, il faut des soldats de plomb, petits, pesants, que l'on déplace à la main, avec leur artillerie, leurs blindés, leurs avions ; tout à l'échelle.

Nous sommes à Nice maintenant.
Dans une villa entourée d'un grand jardin d'où l'on voit toute la Baie des Anges.
Les soirs de carnaval on regarde les feux d'artifice qui s'élèvent au loin, reflétés par la mer. Ca nous paraît tout naturel.
On ne connaît pas son bonheur.

Nous sommes voisins du Studio de la Victorine.
Je rêve d'y voir une jolie rivière aux eaux très claires, avec beaucoup de poissons.
Entre les tournages, je vais faire l'herbe aux lapins parmi les décors abandonnés.
Le concierge s'appelle Ange. Il est alcoolique et très coléreux. Mais il ne quitte jamais sa loge et ne me voit pas franchir le mur mitoyen. Toute la journée, sa radio diffuse les chansons à la mode. Tino Rossi envahit les ondes et le cœur des midinettes.

Oh Catarinetta bella, tchi tchi,
Je sens que l'amour t'appelle, tchi tchi.
-----------------------------------
Mais lorsque tu sera vieille,tchi tchi
Tu diras baissant l'oreille, tchi tchi :
Ah si j'avais su dans ce temps lààà.

Ce "baissant l'oreille" m'intrigue.

On entend aussi des chansons rigolotes

Est ce que je te demande
Si ta grand-mère fait du vélo,
Si ta p'tite sœur est grande,
Si ton p'tit frère a un stylo,
Si ta cousine Fernande
Pour coudre aux rideaux les anneaux
Bien qu'on le lui défende
Prends les aiguilles du phono.

Comment peut- on coudre avec des aiguilles de phono ?

Le matin, je prends le tramway pour aller au lycée, mais j'en reviens souvent à pied.
Presque chaque semaine, je bats mon record.
Mes repères sont les horloges publiques.
Cinquante deux minutes pour six kilomètres. Pas mal.
L'hiver, j'arrive à la nuit tombée.
La fin du parcours est un chemin désert.
J'ai hâte de voir les lumières de la maison.

Nous allons quelquefois à Menton, chez ma tante.
Avec ma cousine, nous jouons aux gangsters dans la voiture de mes parents.
C'est follement amoureux.

Nous passons nos vacances à l'hôtel, dans l'arrière-pays.
Hier, deux nouveaux clients sont arrivés : un couple qui "fait les Alpes" en tandem. L'homme est vieux, maigre, pâle, exténué. Mon père l'appelle "jambe de coq". La femme, beaucoup plus jeune, a des allures provocantes.
Elle s'invite à notre table, laissant seule son ombre de mari.
Elle ne parle qu'à mon père en le fixant d'un regard qui voudrait lui dire un secret.
En montant me coucher, je la croise dans un couloir.
Elle me demande d'aller chercher un mouchoir entre ses seins.
Je le fais mais ça me gène.
Mon père dit qu'elle va faire mourir son mari de fatigue dans l'ascension d'un col pour en hériter et faire la bringue.
Ma mère n'aime pas qu'on parle de cette femme.

A midi, quand on revient de promenade, le menu est affiché devant la porte du restaurant. On y court. On l'annonce aux parents : melon, gigot, crème glacée. Ca va.

A pied, on bat des records d'altitude : Estaing 1795 mètres ; le Col de la Cayolle 2327 mètres ; celui de la Petite Cayolle au moins 3000 mètres (on en rajoute un peu) ; puis descente sur le Lac d'Allos. A douze ans, c'est quand même pas mal.
Le soir, au dîner (soupe au pistou, tomates farcies, salade de fruits), on parle de nos exploits, du bon air, si léger, du névé -petit- qu'on a du traverser, en plein mois d'août !
On rit des autres tables.
"Jambe de coq" a quand même obtenu de sa femme de prolonger leur séjour à l'hôtel. Parmi les pensionnaires, les réflexions vont bon train : "elle pourrait être sa fille ; elle doit aimer la compagnie des jeunes gens..."
A deux tables de nous, un couple en voyage de noces. Lui, genre employé du gaz, avachi, les yeux mi-clos, au bord du sommeil. Elle, intellectuelle, énergique, curieuse, déçue déjà. Elle voudrait aller voir le spectacle "Son et Lumière" à Entrevaux. Lui ne songe qu'à remonter dans leur chambre. Elle l'apostrophe, un peu méprisante : alors, tu ne pense qu'à dormir. Dormir et ses dérivés ajoute-t-elle. Que veut-elle dire ?
On n'en perd pas une miette.

Le soir, je me promène dans les rues du village avec la fille de nos voisins de table.
Je lui demande si elle a des amoureux.
Réponse : "toi par exemple".

Au printemps dernier, je suis retourné au village de nos vacances.
Au dessus, on a construit une petite station de sports d'hiver.
A cette époque, elle est déserte.
Des dizaines de chalets vides, des hôtels fermés, des magasins clos. Personne dans les rues. Une ville morte à faire fuir.

Nous sommes invités à passer le week-end chez une comédienne qui a tourné dans l’un des films de mon père.
Elle habite au bord de la mer, dans une villa ayant appartenu au comique Dranem dont le masque, moulé sur les pilastres du portail, ressemble au génie triste et grimaçant qui apparaît dans le miroir magique de la marâtre de Blanche-Neige.
La maison est habitée par un petit groupe de femmes homosexuelles auquel s’est joint un bellâtre extrêmement discret dont la fonction reste imprécise et que mes parents qualifient de parasite.
L’ambiance est psychodramatique. Des éclats de voix traversent les murs. Le déjeuner est lourd de mystérieux reproches. L’une des convives quitte brusquement la table, mue par une fureur muette dont le motif m’échappe.
Dans l’après-midi, notre hôte surprend son amie, une jeune actrice un peu bébête, qui sort discrètement de la chambre du pique-assiette. Sommée de confesser son dévoiement, l’accusée invoque un motif professionnel : elle a voulu répéter une scène de son prochain spectacle avec un homme pour lui donner la réplique. Face aux ricanements menaçants de ses compagnes, elle finit par avouer en sanglotant qu’elle a bien couché avec le bellâtre, lequel assiste à l’interrogatoire dans un demi-sommeil bienveillant.


La banquière de ce groupe d’artistes paniers percés est une petite boulotte couverte de taches de rousseur qui possède un yacht ancré dans le port d’Antibes. Elle est vêtue d’un tricot marin et coiffée d’une casquette de loup de mer qui lui donnent l’air d’une figurante de music-hall.
On la soupçonne de « fricoter » avec un marin pêcheur athlétique qui nous prête son bateau pour aller taquiner la girelle. Pendant l’expédition, je suis pris du mal de mer. On me ramène à terre et je rentre seul à la villa. Je raconte que j’étais le seul à prendre du poisson et que l’on m’a débarqué par jalousie. C’est l’un de ces mensonges imbéciles, impossibles à croire, que j’invente parfois sans nécessité et que leur caractère maladif fait accueillir avec plus d’inquiétude que de réprobation.
En rentrant chez nous, mon père, ravi de ce week-end pittoresque, chante dans la voiture ce refrain de son invention:

Les femmes en pantalon
Mon Dieu quel escandale,
Les femmes en pantalon
Mais c’est la fin de tout

Nous sommes à La Croix-Valmer, dans un hôtel situé au sommet d’une colline d’où l’on voit, à travers les pins, des morceaux de mer bleu-foncé. Tout en bas, sur une plage en modèle réduit, on distingue des corps minuscules allongés sur le sable.
Nous sommes invités par un homme d’affaires pas avare du tout. C’est un spéculateur qui, selon mon père se ruine, fait fortune, se reruine, refait fortune…plusieurs fois par an. Il est vêtu d’une chemisette, d’un short et d’un bob bariolés dont les couleurs vives soulignent sa cinquantaine bedonnante. On dirait un gros vieux bébé.
Je le trouve sympathique mais trop remuant. L’après-midi, il nous entraîne dans des ballades en voiture, rasoires. Il possède trois cabriolets, lourds, noirs, à deux places seulement, ce qui relègue les enfants dans des spiders très inconfortables. On fait étape dans des bars sur pilotis mais on
en repart trop vite pour avoir le temps de jouer sur la plage. C’est rageant, surtout que c’est pour aller dans un autre bistrot.
Je me demande à quoi riment ces agitations d’adultes.

La guerre nous a conduits près de Sisteron, dans une maison située au bord de la Durance.
Après l'orage, la rivière s'élargit jusqu'au pied des escarpements qui l'encadrent. Elle envahit la succession des mares laissées sur ses bords par les crues précédentes.
C'est là que notre seul voisin, un jeune paysan qui élève des moutons et des chèvres, fait des pêches miraculeuses.
Dans l'eau devenue couleur café au lait, il pose un grand carrelet aux mailles fines (interdites). Toutes les trois à quatre minutes, il relève l'engin à l'aide d'une longue perche. L'eau s'agite au fond du filet puis apparaissent les poissons ruisselants, grosses virgules charnues qui se contorsionnent.
Je regarde avec envie cette cueillette magique.
Je voudrais tant avoir un carrelet à ma taille.
Ce serait le bonheur.

mercredi 30 septembre 2009

RETOUR AU BERCAIL

Mes parents ont vendu notre maison de campagne.
A tout hasard, mon père a gardé l'un des trousseaux de clés.
Nos acheteurs doivent prendre leurs vacances au mois d'août.
C'est décidé, nous profiterons de leur absence pour retourner dans notre ancienne maison. Ils n'en sauront rien, dit mon père.
Je ne suis pas tranquille.

Nous arrivons le deux août, par précaution.
Ils sont bien partis.
On leur avait laissé nos meubles mais ils les ont changé de place.
Maman rétablit le bon ordre.
Les commerçants sont contents de nous revoir. Ils nous félicitent: "vous avez de la chance qu'ils vous aient prêté la maison, ils ne sont pas commodes vos successeurs".
Je me sens rougir jusqu'aux oreilles.
Mon père est aux anges. Il a retrouvé ses outils, sa canne à pêche...
Les nouveaux propriétaires ont transformé notre terrain de jeux en jardin potager. Mon père a vite fait de le rendre à sa vocation première. Il arrache avec entrain les choux, les salades, les carottes, les rames de haricots qui masquent la vue sur la rivière... Il n'épargne que les fleurs que nous avions plantées: les grands althéas foisonnants de clochettes mauves, les bouquets de marguerites champêtres, les roses aux fines couleurs... C'est un poète mon cher papa.


La fin du séjour approche.
J'ai presque oublié notre usurpation.
Bientôt c'est mon anniversaire, le trente août.
On va fêter royalement tes dix ans mon petit prince proclame mon père en m'embrassant tendrement. J'ai invité les Noirot, les Delmas et les Bonnardin. Avec leurs enfants bien sûr. Ca te fera huit copains. Toutes les chambres seront occupées, comme autrefois. On organisera un barbecue géant. Et le soir, un grand feu d'artifice. Tu es content j'espère.
Ce n'est pas trop tard demande timidement ma mère. Ils vont rentrer le trente-et-un. Il faudra partir tôt. Nous n'aurons pas le temps de tout ranger.
Mais non s'écrie mon père, radieux, la fin du mois tombe un vendredi. Tu penses bien qu'avec ce beau temps, ils vont rester là-bas tout le week-end. Ils ne rentreront pas avant dimanche soir, tard dans la nuit. Et nous serons loin !

Le jour de fête est arrivé.
La cour est encombrée de voitures.
Nos invités sont en pleine forme. Ils installent dans le jardin une grande table joliment décorée. Ils parlent fort, comme si de rien n'était.
Mon père, toujours galant, cueille des fleurs pour les offrir aux dames. Les massifs en sont dépouillés.
En jouant, mes copains ont cassé quelques jeunes arbres fruitiers. Papa les excuse: "il faut bien que les enfants s'amusent."
On installe le barbecue. On fait rôtir à la broche un cochon de lait trouvé dans le congélateur. Mon père remonte de la cave de très vieilles bouteilles qu'il présente avec emphase: "nobles messieurs et gentes dames goûtez moi ce Château Petrus 1926, un millésime d'exception, vous m'en direz des nouvelles." Vous nous avez toujours servi des vins extraordinaires, Gérard, minaude l'une des invitées.
C'est fou ce que mon père peut être populaire.
Pris d'un sombre pressentiment, je le tire par la manche pendant qu'il lève son verre. "Il faut nous en aller papa. Ils vont arriver, nous chasser, nous tirer dessus peut-être."
"N'aies pas peur mon chéri. En ce moment, ils se dorent au soleil sur la plage, les doigts de pied en éventail. Profite, comme eux, de cette belle journée."
Une voiture s'arrête devant la grille. Je reconnais celle des propriétaires. Un couple en descend, flanqué de deux adolescents très laids. En nous voyant, le groupe s'immobilise, statufié.
Les chants et les rires de la joyeuse assemblée s'éteignent peu à peu.
Je dégouline de sueurs froides.
Inconsciente du danger, Madame Delmas apostrophe les intrus: "qu'est-ce que vous faites là, vous voulez notre photo?"
Les justiciers s'avancent vers nous. Ils embrassent d'un regard morne le jardin dévasté, la table débordante de victuailles, les bouteilles vides alignées sur l'herbe.
Mon père les accueille à bras ouverts: "entrez donc, faites comme chez vous". Le cœur y est mais l'invitation, sans doute maladroite, ne les déride pas du tout.
Mon père ne se décourage pas, il ne se décourage jamais: "asseyez-vous et fêtez avec nous l'anniversaire de mon fils ; il reste encore de ce délicieux porcelet et quelques bonnes bouteilles."
J'essaie d'amadouer les deux garçons : "mes parents aimaient tant leur vieille maison, il faut les comprendre; la nostalgie, ils n'ont pas pu résister." Ces boutonneux ricanent méchamment : "dégage petit imbécile".
L'homme, le visage fermé, regarde sa montre : "vous avez un quart d'heure pour prendre vos cliques et vos claques et vider les lieux."
On les a déjà pas mal vidés plaisante, bêtement, le fils Delmas.
Notre agresseur est blême de rage: "vous allez nous payer ça et la note sera salée, vous pouvez me faire confiance."
Je respire un peu. Nous ne serons pas condamnés à mort.
Mon père est indigné par tant de hargne, lui le plus chaleureux des hommes: "il vaut mieux partir, ces gens là n'ont aucun savoir-vivre."
Tout le monde s'affaire, dans la panique et la consternation.
Mais alors, nous ne sommes pas chez vous, bredouille le docteur Noirot.
Ce n'est rien, un malentendu, on est tombé sur des mauvais coucheurs, lance mon père, évasif.
Hors d'ici et par la petite porte, hurle l'énergumène.
Mais nos voitures sont dans la cour, ouvrez nous la grille gémit Maître Bonnardin.
Du vent, ou je vais chercher mon fusil.
Nous partons, en file indienne, le long de la route départementale qui conduit à la ville, éloignée d'une dizaine de kilomètres.
Il pleut à verse maintenant.
Juché sur son tracteur, un paysan narquois complimente gaillardement les femmes dont les robes mouillées épousent les rondeurs.
Des camions nous aspergent d'eau boueuse.
Inutile de faire de l'auto-stop. Qui voudrait se charger de cette escouade calamiteuse, encombrée de mioches pleurards et de bagages pesants ?
Mon père entonne vaillamment une chanson de marche: "un kilomètre à pied ça use, ça use, un kilomètre à pied ça use les souliers; deux kilomètres à pied ça use, ça use..." Il n'est guère suivi. Mais quel panache ! C'est quelqu'un, mon papa chéri.
Enfin, nous arrivons à la gare.
Nos amis refusent de prendre le même train que nous. On se demande bien pourquoi.
Mon père tente de réchauffer l'atmosphère : "après tout, nous nous en sortons plutôt bien, on aurait pu finir en prison ; finalement, je ne regrette pas cette aventure ; l'adversité forge le caractère ; je me sens plus solide après cette épreuve, pas vous ?" Il n'obtient en réponse que des grognements sibyllins et nos amis s'éloignent rapidement, comme pour se préserver d'une maladie contagieuse.

De retour à Paris, mon père tire la leçon de notre échec: "l'été prochain, nous n'y resterons que trois semaines."

mercredi 23 septembre 2009

MARIE AU CROCODIL'HOTEL




La petite Marie est bien contente. Elle va partir en vacances en Amazonie, avec sa tante Caroline. L'Amazonie est une vaste contrée d'Amérique du Sud, couverte de forêts immenses et traversée par d'énormes fleuves, dont l'Amazone qui est le plus puissant du monde.
C'est l'annonce que voici, parue dans un journal, qui a décidé la tante Caroline à faire ce voyage avec sa nièce :
Le Crocodil'Hôtel offre aux amoureux de la nature un séjour gratuit de quinze jours au coeur de l'Amazonie, en pleine forêt vierge. La seule condition est de venir sans armes pour ne pas effrayer les animaux.

La bonne tante est triste de quitter sa chère télévision et les feuilletons d'amour qui la font pleurer d'émotion, mais elle aime tant faire plaisir à la petite Marie ! Et puis des vacances gratuites, cela ne se refuse pas.


Après une longue nuit d'avion, nos deux voyageuses atterrissent au bord d'un large fleuve.
Une chaloupe les attend qui porte l'inscription "CROCODIL'HOTEL".
Un grand gaillard silencieux, leur fait signe d'embarquer et met le moteur en marche.




Le bateau quitte le port et s'enfonce dans la forêt vierge. Des milliers de perroquets de toutes les couleurs volent d'arbre en arbre. C'est un spectacle ravissant, mais la tante Caroline n'en profite guère car elle est plongée dans un magazine qui donne les programmes de télévision du monde entier.
Après quelques heures de navigation, les trois passagers abordent au pied d'une colline dominée par une grande maison rose d'assez belle apparence .
Dans le parc, une trentaine de crocodiles, attachés à des piquets, se lamentent* en choeur.

- Ne craignez rien, dit l'hôtelier, ils ne sont pas méchants et je suis sûr qu'ils vous trouvent gentilles à croquer. Ah! ah! ah!

Sur cette mauvaise plaisanterie, l'homme conduit ses clientes jusqu'à l'hôtel, entre deux rangées de crocodiles qui tirent sur leurs cordes de toutes leurs forces et font claquer leurs machoires d'un air gourmand.


Sur le perron, une petite femme toute ronde au nez pointu accueille les deux arrivantes.
Elle tient dans ses bras un adorable bébé crocodile qui envoie des baisers à Marie avec l'une de ses petites pattes.

La femme parle très vite, d'une voix criarde :

-Avez-vous fait bon voyage... Bienvenue au Crocodil'Hôtel... N'ayez pas peur de notre élevage de crocodiles... Il nous fait vivre et nous permet d'offrir des séjours gratuits... Ce tout petit qui vous dit bonjour s'appelle Croquignolet... C'est notre amour, notre chouchou, notre gnongnon, la joie de notre vie... Il vous fait la fête, il a l'air de bien vous aimer... Le dîner est à sept heures... Vous pouvez vous baigner dans le fleuve mais attention aux piranhas... Ce sont des poissons carnivores qui vous dévoreraient en cinq minutes... Vous pouvez vous faire bronzer sur la plage mais attention aux moustiques... Vous pouvez vous promener dans la forêt mais attention aux serpents... Suivez-moi je vais vous montrer votre chambre.

Que cette chambre est bizarre ! La porte est épaisse et lourde comme celle d'un coffre-fort. Les fenêtres ne s'ouvrent pas et les vitres ont plusieurs centimètres d'épaisseur. Il n'y a pas de couvertures sur les lits ni dans les armoires.
Après un brin de toilette, Marie et sa tante veulent sortir pour aller dîner. Malédiction ! La porte est fermée à clé. Les deux malheureuses sont prisonnières.
Dans la chambre, on entend comme le ronronnement d'un moteur. Il y fait de plus en plus froid. Petit à petit, une couche de glace se forme sur les murs, le sol, le plafond et même les meubles.

-J'ai compris, s'exclame Marie, cet hôtel est un piège et cette chambre un immense réfrigérateur où l'on transforme les touristes en viande surgelée pour nourrir les crocodiles.
Voilà pourquoi il faut venir sans armes et pourquoi les séjours sont gratuits.
Il nous faut trouver très vite le moyen de sortir d'ici car dans moins d'une heure nous serons changées en statues de glace.

La pauvre tante Caroline pleure à froides larmes. Elle demande pardon à sa nièce d'avoir, pour faire des économies, choisi cet hôtel maudit.

-Cessez de gémir ma tante, l'interrompt Marie, écoutez moi plutôt.
Nous allons monter une petite comédie pour obliger ces monstres à nous libérer. Laissez-moi faire et ne vous étonnez de rien.

La fillette se met alors à parler d'une voix très forte pour être entendue des hôteliers qui attendent dans la pièce voisine que leurs victimes soient bien congelées.

-Puisque nous sommes condamnées à mourir ma chère tante, crie-t-elle, il vaut mieux que ce soit rapide. L'engourdissement par le froid est un trop long supplice.
Nous allons avaler une bonne dose de mort-aux-rats, ce poison violent que vous emportez toujours avec vous pour tuer les souris qui vous font si peur. Ainsi, nous n'aurons pas le temps de souffrir et ces brigands ne pourront pas nous donner en pâture aux crocodiles car ils les tueraient avec notre chair empoisonnée.

Bien sûr, cela n'est qu'une ruse inventée par la petite Marie pour tromper ses bourreaux. La tante Caroline ne voyage pas avec du poison dans son sac !
Le stratagème réussit. Les deux sacripants supplient leurs prisonnières de ne pas se suicider ; ils promettent de les laisser partir saines et sauves et déverrouillent la porte.
Marie sait bien que ces vauriens sont des menteurs et qu'ils les attendent dans le couloir, elle et sa tante, pour les assommer à coups de gourdins. Mais, heureusement, elle est plus maligne qu'eux.

-Commencez par arrêter le moteur qui réfrigère la chambre, dit-elle, nous sortirons après.

Pendant que la chaleur revient, Marie entend un gratouillis sur le bas de la porte. C'est le gentil Croquignolet qui voudrait bien entrer chez ses nouvelles amies.
Marie entrouvre le battant pour le laisser passer, le prend dans ses bras et menace ses geôliers: "si vous faites un seul geste pour nous arrêter, j'étrangle votre Croquignolet chéri".




A ces mots, le petit caïman se met à sangloter, mais Marie le rassure tout bas, en lui expliquant qu'elle veut seulement faire peur à ses vilains maîtres et qu'elle l'aime trop pour lui faire du mal.

-Pitié, pitié, grâce pour notre petit chouchou, hurlent en chœur les hôteliers.

Les deux prisonnières sortent de la chambre avec Croquignolet et parviennent sans encombre jusqu'au fleuve, accompagnées par les cris stridents des crocodiles, furieux de voir s'échapper leur déjeuner.Elles sautent dans le canot et s'éloignent rapidement.
Sur le bord, l'homme et la femme se roulent par terre de désespoir en criant toutes les injures qu'ils connaissent, car Marie a gardé Croquignolet qui s'agrippe à elle de toutes ses forces. Il a passé ses pattes de devant autour du cou de sa nouvelle maîtresse et rien ne pourrait lui faire décroiser ses petites mains vertes.

Sauvés, nos trois amis redescendent le fleuve, à travers la forêt magnifique, jusqu'à l'aéroport.
Ils préviennent la police pour qu'elle arrête les dangereux criminels auxquels ils ont échappé, puis ils reprennent l'avion pour Paris.

A peine arrivée chez elle, la tante Caroline allume sa télévision car il y passe un film d'amour qu'elle ne veut pas manquer.
C'est l'histoire d'un chirurgien - grand, mince, énergique et célèbre - et d'une hôtesse de l'air - grande, mince, douce et distinguée -. Ils se rencontrent dans un avion et tombent amoureux l'un de l'autre, mais ils sont trop timides pour se le dire tout de suite. Malheureusement, l'avion tombe en panne et les passagers doivent sauter en parachute. Suspendus dans le vide, les deux jeunes gens nagent dans l'air l'un vers l'autre. Ils arrivent à se rejoindre et s'avouent leur amour en plein ciel.

La tante Caroline trouve cette fin merveilleuse et sanglote de joie et d'émotion.
Mais tant de naïveté finit par agacer Marie qui ne peut s'empêcher d'en faire le reproche à sa tante :

- Comment pouvez-vous vous passionner pour des histoires aussi stupides. A force d'admirer des idioties, vous devenez incapable d'apprécier les belles choses. Vous avez à peine regardé les splendides paysages que nous avons traversés en Amazonie.

-C'est vrai-, répond la tante Caroline qui n'est pas orgueilleuse du tout, -il faut que je me corrige. Mais que veux-tu, je suis si sentimentale, j'ai tant besoin de belles histoires d'amour-.

La petite Marie embrasse alors tendrement sa tante chérie pour lui montrer qu'elle l'aime beaucoup et qu'elle regrette d'avoir été désagréable. Croquignolet se joint à l'embrassade de toute la force de ses mignonnes petites pattes.


© Dessins de Caroline Sagot-Duvauroux



*Quand un crocodile crie, on dit Qu'il se lamente, comme on dit d'une vache qu'elle beugle ou d'un chien qu'il aboie.


mercredi 16 septembre 2009

NOUVELLES ABRACADABRANTES : L'homme a la vessie volatoire



A deux heures du matin, Nestor s'éveilla comme une mouche, collé au plafond. Un ballonnement gazeux l'avait transformé en aérostat. 



En pressant son ventre à deux mains, Il parvint, non sans quelques bruits incongrus, à "lâcher la vapeur" et descendit lentement se poser sur son lit. Puis, pour éviter un nouvel envol, il ceintura son abdomen d'une bande Velpo bien serrée et se rendormit jusqu'au jour.

Le médecin de Nestor ne fut pas surpris par le phénomène.


-Mon cher, dit-il à son patient, votre cas est sans doute unique au monde mais il était prévisible.

-Comme vous le savez, l'humanité descend d'un poisson. Nous eûmes donc une vessie natatoire. Celle-ci s'est atrophiée quand notre gluant ancètre, sentant ses nageoires durcir et devenir des pattes, est sorti de l'eau pour s'établir sur la terre ferme.

-Notre organisme garde confusément la mémoire d'anciennes évolutions aquatiques. Nos rèves le prouvent qui nous font voyager dans les airs sans moteur et sans ailes, comme les poissons dans les profondeurs des eaux.

-Or, la mémoire est créatrice. Elle a reconstitué chez vous l'antique membrane en lui donnant une fonction nouvelle, celle de régler votre altitude.

-Ainsi, le génie prodigieux de la nature a transformé de vagues souvenirs marins en ce qu'il faut bien appeler une vessie volatoire, bien que cet adjectif ne figure pas
encore dans le dictionnaire.

-Nous sommes, mon cher ami, à l'aube d'une nouvelle mutation biologique dont vous êtes le prototype expérimental. Je croyais que l'aéronautique avait rendu cette métamorphose inutile mais je confesse mon erreur, l'évolution ne se contente pas de succédanés.

-Pour quelles raisons mystérieuses avez-vous été choisi pour être le premier homme volant, l'avenir nous le dira peut-être. En attendant prenez garde aux pales d'hélicoptères et revenez quand vous voudrez, ma fenêtre vous sera toujours ouverte.




En prenant de l'altitude, Nestor vit que la terre était plate. Il le savait déjà, mais il n'avait jamais osé le dire tant le préjugé d'une planète ronde était ancré dans les esprits.
Une expérience simple, presque enfantine, lui avait prouvé la stupidité de cette croyance d'un autre âge ; il suffisait de verser le contenu d'un verre d'eau sur une boule de billard pour constater l'impossibilité pour un liquide de se maintenir sur une sphère ; sur un sol arrondi, les mers se seraient écoulées dans l'abîme.
La notion de "sphère céleste", chère aux savants qui s'imaginent que l'univers est courbe et limité - obsession dont un Freud eut aisément décelé l'origine sexuelle - est d'ailleurs aussi puérile que celle de "globe terrestre".
Au delà des frontières imposées au cosmos par des maniaques qu'épouvante l'infiniment grand, il y a forcément quelque chose, car rien n'existe pas.
L'homme, cet abrégé de l'univers, n'est-il pas tendu vers des horizons toujours plus lointains? La ligne droite n'est-elle pas le plus court chemin? Alors pourquoi nier que le monde soit un faisceau de traits rectilignes dont la géométrie - une vraie science - nous apprend qu'ils n'ont ni début ni fin ?

En dépit de ces évidences, corroborées par sa propre vision, Nestor demeurait perplexe. Non qu'il fut ébranlé par les élucubrations des astronomes, mais le témoignage des cosmonautes donnait à réfléchir. La terre leur était apparue comme une merveilleuse bulle azurée. Ce bleu ne pouvait être qu'une illusion. Nos villes et nos campagnes ne sont pas monocolores! Les mers elles-mêmes peuvent être vertes, ou grises, ou presque noires. Ces malheureux souffraient-ils d'une sorte de daltonisme spatial? A moins qu'excédés d'en voir de toutes les couleurs dans un habitacle trop restreint où la promiscuité devient vite insupportable, ils aient décidé de ne tolérer que la plus apaisante d'entre-elles.
Quant à la forme ronde... N'y avaient-ils vu, là aussi, que du bleu? Etaient-ils à ce point conditionnés que leurs yeux fussent incapables de s'adapter à des réalités trop éloignées de l'opinion générale? Ou, peut-être, la terre était-elle un disque plat qui, vu de loin, ne se différenciait pas d'une boule. Malheureusement, cette idée séduisante ne résistait pas à l'analyse. Les relevés cartographiques de l'astrophysicien Galilov montraient que, depuis la navette, on ne voyait jamais qu'une moitié du paysage terrestre. L'autre face, en surplomb du gouffre insondable, eût été peuplée de milliards d'hommes et d'animaux déambulant la tête en bas! L'hypothèse d'un terre-pastille était aussi folle que celle d'une sphère adhésive.

Au fur et à mesure de son ascension, Nestor vit se déployer, comme sur un atlas, la France, l'Europe, l'Afrique, l'Océan Atlantique... Puis, à ce panorama grandiose vinrent s'ajouter l'Asie, les Amériques, l'Océan Pacifique... Et Nestor embrassa d'un seul regard la totalité de la surface terrestre! Il avait enfin, sous les yeux, la preuve évidente de la platitude de la terre. Comme lui parurent alors dérisoires les artifices utilisés par de prétendus géographes pour réaliser, à partir d'un supposé globe terrestre, des projections cartographiques qui, redressant des courbes imaginaires, réduisent l'Afrique aux dimensions des Etats-Unis (Mercator) ou l'allongent démesurément au détriment d'une Europe ratatinée (Peters), expressions sournoises, sous un déguisement faussement scientifique, d'un racisme dominateur ou d'un tiers-mondisme exacerbé.
Tandis que Nestor admirait le plaque merveilleuse que nous habitons, une déclaration d'un cosmonaute lui revint à l'esprit: "nous regardions la terre avec des yeux ronds". Eureka j'ai trouvé tressaillit l'homme volant: la vision d'un oeil sphérique ne peut-être, évidemment, que circulaire; en arrondissant les contours, notre globe oculaire crée l'illusion d'un monde courbe... Comment n'y avait-il pas pensé plus tôt? Et pourquoi, seul parmi les humains, voyait-il la réalité du cosmos? Machinalement, il se frotta les yeux: ils étaient devenus plats! L'Evolution ne l'avait pas seulement libéré de la pesanteur, elle avait rompu pour lui la clôture de l'Univers en ouvrant son regard sur l'infini.



Redescendu sur terre, Nestor s'enferma chez lui pour réfléchir. Fallait-il révéler sa découverte? Ne risquait-il pas l'asile psychiatrique, ou, tout au moins, l'opprobre des milieux scientifiques, si prompts à condamner les esprits novateurs?
Bien des signes pourtant auraient du faire douter les chercheurs de la réalité des courbes.


-Dès l'origine de notre espèce, le serpent, cette sinuosité perfide, ne fut-il pas l'incarnation du mensonge... et la pomme, ce fruit joufflu, le leurre qui plongea l'humanité dans les ténèbres?

-L'impossibilité de mesurer le périmètre d'un cercle, calcul tributaire de l'inconnaissable nombre PI, ne prouve-t-il pas l'inanité de la notion même de circonférence?

-Dans notre langage, la courbe n'est-elle pas symbole d'imposture? Esprit retors, menées tortueuses, courbettes hypocrites... La liste est longue de ces contorsions mensongères qui bafouent la droiture, et la vérité.


Nestor fut tiré de ses réflexions par trois coups précipités frappés à sa fenêtre. Une forme humaine, en suspension dans l'air, s'agitait derrière les carreaux. Il reconnut son mèdecin et le fit entrer.

-C'est l'éclosion, c'est l'éclosion partout, s'écria celui-ci, surexcité, presque hystérique. L'humanité tout entière sort de sa chrysalide.
Regardez dans la rue cette foule qui flotte entre les immeubles, errant sans but, déconcertée par sa délivrance. Vous fûtes le premier à vivre la glorieuse métamorphose. A vous l'honneur -et la charge- de guider l'humanité dans cette nouvelle étape de son évolution.
Miracle! Vous devenez phosphorescent! C'est la marque de votre nouvelle royauté.

La nuit était tombée. Une lucarne blanche s'ouvrit mystérieusement dans la noirceur du ciel. Sans hésiter, Nestor prit son envol et s'élança vers elle, suivi par une multitude d'hommes, de femmes et d'enfants volants, venus de tous les points de la terre. Tel un nuage de sauterelles aspiré par un cyclone, L'immense cortège s'engouffra dans la brèche et disparut de l'autre coté du miroir.

© L'auteur des textes Louis Sagot-Duvauroux
© Photos : Mathilde Lapostolle "Capitan Nefle"

mardi 15 septembre 2009

Recueil de poèmes "POSES"


*Cliquer sur l'image pour l'agrandir






















Edition originale
comprenant 34 poèmes
de Louis Sagot-Duvauroux

Conception graphique et aquarelles d'Eva Largo

Ouvrage tiré en 100 exemplaires
 signés et numérotés de 1 à 100
Format 14x14 cm

Imprimée en juillet 2009
à l'Imprimerie Launay
45, rue Linné à Paris

© L'auteur des textes Louis Sagot-Duvauroux


mercredi 9 septembre 2009

Poses (les poèmes)



Tout est Lumière dit l'ombre des nuages.



La mer,
Onglée de sable blond,
Ne remue qu’à l’approche.
Alors, le verre se liquéfie
Et le film repart.



Papiers-Bonbon sur lavis bleu,
Les bateaux sucés par la mer
Se débattent en vain.




Où sont les caches d'amour, les sanctuaires ?
Aux champs où de nos yeux s'envole l'oiseau,
Où, par l'abandon aux jours inutiles,
Se restaurent les cœurs purs.




Vagues géantes des monts
Qui s'approchent.
Sur leurs flancs bientôt nous verrons
Les points écarlates des fraises.




Des buissons enchevêtrés
Jaillissent les oiseaux,
Annonciateurs stridents
De nos pas vers la rivière.




Redoutant la montée du soleil
Qui l'appelle au devoir,
Le pêcheur prostré
S'efforce de ralentir le temps.




Hostile au promeneur curieux,
Le pêcheur s’incorpore
A la plénitude du temps.




Veille des poissons blêmes
A la fine pointe du temps.




Ancrées au flanc des collines,
Les hautaines demeures,
Echappées à l'éboulis des villes,
Observent, indignées,
L'invasion du chaos minéral.




Face au canal où glissent les nuages,
La maison d’écluse,
Savoure l'automne feuille à feuille.




Près du canal où le temps reprend vie
Les cris d’enfants révèlent le silence.




Dans l'orbite grise des volcans éteints,
Les lacs arides contemplent le ciel.



La Lumière est apparue sur une grève.
Elle sourdait des branches de saule,
Des nuages, des horizons toujours fuyant.
Il fallait n'y plus penser pour la revoir.



Venue de loin,
L'eau des rivières
Passe,
Et s'éloigne pour toujours.



L'invasion démesurée des nuages
Apparaît sur la crête
Et s'appesantit,
Abaissant l'espace meurtrier.



Le long du train,
Les pylônes se précipitent,
Mais les meules nous accompagnent.




On se demande ce qui vaut
A l'eau dormante des canaux
Pourtant sans mérite avéré
La haie d'honneur des peupliers




Le vent fait danser
L'ombre des platanes.
Le soleil rieur
Fait blondir les plages.
Dans le sable chaud,
Les orteils bougeurs
Trouvent leur bonheur.




Que la rivière qui s'empresse
Piège nos flageolants cerveaux
Dans ses remous jamais pareils,
Contorsions fugaces des eaux.




Il est une vie sauvage
Protégée par les roseaux.
C'est la vie du marécage
Où les poissons, les oiseaux
Disent que l'instant présent
Est la vérité du temps.



Le vrai repos de l'âme
C'est l'eau de la rivière
Et la vue des montagnes,
Figements de tempêtes.
C'est le rire des enfants
Dans les matins nouveaux
Oublieux du passé
Et dont les lendemains
Ne sont pas inventés.




Du jour plein les yeux,
De l'air plein la poitrine,
De vrais sourires.
La mer, les bateaux, les rochers,
Le sable chaud, brûlant même :
Les vacances !




Voici le soir nouveau,
La fraîcheur oubliée.
Qu'aucun mensonge ici
N'isole du bonheur
Des vacances d'été.



Poursuites de joies
A vélos de chasse.
Furies pédalières,
Délicieux élans.



Le vieux mur ébréché
Sous les arbres de lierre
Cache un monde enchanté.
Les cœurs purs y viendraient
Sourire à la rivière
Et savourer la paix
Des filons de Lumière.




Les coquillages,
Eteints par le reflux,
Attendent pour rajeunir
La turbulence des vagues.




Ici le temps recommence
Et c'est le premier matin.
Le village ensoleillé
S'inclut pour toujours
Dans le passage des heures.



Venue de longs gouffres bleus,
La rivière,
Bosselée de galets roux,
S'élargit
Et s'attarde au bord des plages
Où s’ébattent les enfants.



Les tours,
Gardiennes du brouillard,
S'imposent en silence
Au parc désenchanté.



En voyant la lumière
Il a souri.
Dans les bras de sa mère
Il est sorti
S’enchanter des couleurs
A fleur de vie.
Où chercher le bonheur ?
Il est ici.




Dans les couloirs de la Lumiére
Le temps s'oublie
Car la Lumiére est éternelle
L'Amour aussi.

Elle est dans l’eau de la rivière,
Les vols d’oiseaux,
Les enfants courant vers la mer
Et les bateaux.




Poémes de Louis Sagot-Duvauroux