Zut alors, si le soleil quitte ces bords.
A.Rimbaud




Pour m'éviter d'écrire dans le désert laissez donc ici votre commentaire ...



vendredi 26 mars 2010

Lucas et le grand rassemblement des araignées

Lucas est un jeune garçon d'une douzaine d'années.
Le courage et l'intelligence brillent dans ses yeux noirs.
Il habite avec sa mère dans une jolie maisonnette, au dessus de Banolin, charmante bourgade au bord de la Méditerranée. Les gens y sont pacifiques, surtout le maire, qui tient le magasin d'articles de pêche sur le port. C'est un gros homme très gentil mais très hésitant. Il ne décide jamais rien sans demander conseil à Lucas.
A Banolin, tout le monde sait que Lucas est le plus avisé du pays... Les mauvaises langues disent même que c'est lui le véritable maire.

Il est midi. Il fait beau.
Lucas et sa mère dégustent une bonne soupe de poissons car ce matin Lucas, qui connait tous les bons coins, a fait une excellente pêche.
Le téléphone sonne.
LUCAS (à sa mère)
je parie que c'est encore le maire qui m'appelle à son secours !
LUCAS (au téléphone)
Allo ! Monsieur le Maire ?... Qu'est-ce qui ne va pas ?

LE MAIRE (d'une voix implorante)
Allooo... Lucaaas...Regarde vers le nord ce qui arrive !!!

Lucas n'en croit pas ses yeux.
Les collines qui dominent Banolin sont coiffées d'une masse noire et grouillante, de plusieurs mètres d'épaisseur.


LE MAIRE (gémissant)
C'est le Grand Rassemblement des Araignées ! Il a lieu tous les cent ans. Cette fois, elles ont choisi Banolin pour tenir leur congrès. Elles commencent à descendre vers nous !!!... Bientôt, il y en aura plein les rues, plein les maisons... Elles vont nous dévorer tous !!! Lucaaas, Lucaaas... Au secours !!!

LUCAS
Ne nous affolons pas, Monsieur le Maire. Nous avons deux bonnes heures devant nous... Je finis ma soupe de poissons et j'arrive.

Que feriez-vous, pauvres petits lecteurs, à la place de Lucas, pour arrêter cette avalanche d'araignées ?
Vous recouvririez peut-être les collines de glu pour que les envahisseurs s'y collent ? Malheureux, ça ne suffirait pas ; il y a plus de cent couches d'araignées ; la première serait bien empoissée mais les autres dévaleraient.
Vous arroseriez peut-être cette méchante armée avec un canadair ? Malheureux, Banolin serait noyé sous une bouillie noire et grouillante.
Vous allumeriez peut-être une barrière de feu ?
Malheureux, dans le midi la végétation est si sèche que l'incendie ravagerait toute la Provence.

Lisez plutôt ce que fait Lucas.
Il finit tranquillement de manger sa soupe de poissons, embrasse sa mère et descend vers la mairie.
Rassemblés sur la place du village, les banolinais, muets de terreur, regardent s'approcher la sinistre troupe. Au milieu d'eux, le maire, effondré dans un fauteuil de square, pleure à chaudes larmes.
Soudain, une immense rumeur d'espoir monte de la foule.
-Lucas ! Voilà Lucas !


LUCAS
D'après vous, Monsieur le Maire, combien y a-t-il d'araignées ?

LE MAIRE
Tu te moques de moi, Lucas ! Comment pourrais-je les compter?

LUCAS
C'est ce que je voulais vous faire dire : elles sont in-nom-bra-bles !

LE MAIRE
Oui, Lucas, c'est terrible !!!... Elles sont innombrables !!! Les moyens classiques -balais, insecticides, lances d'incendie, grenades lacrymogènes- seront impuissants. Nous sommes perdus !!!

LUCAS
Courage Monsieur le Maire, la population compte sur vous.

LE MAIRE
Sur toi, Lucas, sur toi !!!

LUCAS
Laissez-moi réfléchir cinq minutes.

LE MAIRE
Fais vite Lucas, fais vite !!!

LUCAS
Eh! bien, voilà. On ne peut pas les détruire. On ne peut pas les arrêter. Alors il faut les guider.

LE MAIRE
Comment, Lucas, comment ??



LUCAS
Vous voyez cette mygale de la taille d'un gros chien qui marche à leur tête ?

LE MAIRE
Oui, je la vois. Elle me fait une peur !!! Je comprends, Lucas ! Tu vas tuer le chef et la troupe sera désorganisée.

LUCAS
Mais non ! Sans guide, les araignées se répandraient sur tout le littoral et ce serait pire.
Je vais leur donner un faux roi. Et ce faux roi ce sera vous.

LE MAIRE
LucaaaAAAS !!!!

LUCAS
Le costumier du théâtre va vous faire une panoplie d'araignée. Vous la mettrez et vous irez vous cacher dans les bosquets que l'on voit à mi-côte. Quand la mygale les atteindra, je la tuerai avec mon fusil à lunette.

LE MAIRE
Ne te trompe pas de mygale, Lucas !!!

LUCAS
N'ayez crainte, Monsieur le Maire. Quand la monstrueuse bête sera morte, vous sortirez des feuillages et vous prendrez sa place à la tête des araignées. Vous les conduirez par le ravin qui descend jusqu'à la mer. Le plus difficile sera de marcher à huit pattes. Sur la plage, vous monterez dans un pédalo et vous gagnerez le large. Les araignées sont tellement disciplinées qu'elles vous suivront aveuglément et se noieront dans la baie.

Tout se passe comme Lucas l'a prévu et, le soir, les Banolinais fêtent leur délivrance autour d'une gigantesque et délicieuse soupe de poissons.

lundi 15 mars 2010

Tranche napolitaine

(Deuxième épisode)

Un an plus tard, Michel fut nommé, sur la recommandation du Maire de Naples, au poste d'attaché culturel au Consulat de France.
C'est le visage rayonnant d'optimisme qu'il se présenta à Madame le Consul*. Celle-ci, la cinquantaine agressive, un physique de rat déterminé, l'écouta d'un air maussade exposer avec enthousiasme son programme de restauration du prestige de la culture française mis à mal par l'inertie de son prédécesseur.
Excédée par un discours qui la visait aussi, la sous-ambassadrice finit par interrompre sèchement ce nouveau venu qui lui faisait la leçon.
_ « voici vos horaires : 8h.30-12h.30 14h-18h. Soyez chaque jour à 16 heures dans mon bureau, je vous dicterai le courrier ; l'Etat Français est si radin que nous n'avons pas de secrétaire. »
Atterré par cet accueil très éloigné de ses rêves d'homme de gauche adepte de l'implication des Pouvoirs Publics dans la vie culturelle, Michel se retira dans le minuscule bureau qui lui était alloué : un ancien débarras sans fenêtre où traînait encore un jeu de balais et de serpillières.
Son premier geste fut d'accrocher au mur un tableau dont un peintre renommé lui avait fait cadeau et qui représentait un éclair noir sur un ciel vert.

Le lendemain, à huit heures trente, Madame le Consul fit irruption dans le bureau de son subordonné. « Ah non, pas de ça ici ! » s'écria-t-elle à la vue du tableau. « Un éclair noir ! C'est confondre un phénomène atmosphérique avec une pâtisserie au chocolat ! Un ciel vert ! Ma parole, ce daltonien prend le firmament pour une prairie ! Vous allez me faire le plaisir de repeindre cette croûte aux couleurs de la nature. »

*Le consul qui avait sauvé Caroline et Michel de la grillade avait été destitué pour offense envers la Mafia.


Horrifié par ce caporalisme obtus, Michel comprit que rien ne serait possible sous la férule de cette virago et, son tableau sous le bras, s'enfuit du consulat en hurlant sa démission.


Michel connaissait un docteur en sciences humaines qui avait été détaché par la Faculté d'Angers pour apprendre aux napolitains les conséquences des crues de la Loire sur le comportement des habitants de l'île de Béhuard.
Cette petite commune est périodiquement submergée jusqu'au clocher de l'église, ce qui oblige les cent-vingt-trois Béhuardais à porter en permanence une bouée autour de la taille avec les conséquences que l'on imagine sur la mode locale, l'ambiance des bals populaires et la chute de la natalité.
De mauvais esprits pourraient penser que le sujet était bien mince pour meubler trois années d'études. Ce serait ignorer que le professeur angevin avait astucieusement relié ce drame insulaire à deux évènements majeurs de notre époque : le réchauffement de la planète et la prolifération des obèses.
Il soutenait que les inondations géantes provoquées par la fonte des glaces allaient transformer l'humanité en une espèce amphibie. Selon lui, L'Evolution, prenant exemple sur la prévoyance béhuardaise, était en train de greffer sur les humains une bouée biologique destinée à les sauver d'un nouveau déluge. Telle était la cause de l’obésité galopante qui, après avoir engraissé les Etats-Unis, tendait à gonfler l’humanité toute entière.
Encore fallait-il se prêter à cette transformation. Malheureusement, par crainte de perdre la publicité des produits amaigrissants, les médias n'avaient fait aucun écho à cette découverte qui réhabilitait l'embonpoint.
Inconscientes du danger et victimes de l'idolâtrie de la planche à pain, les femmes s'obstinaient à suivre des régimes suicidaires, préparant ainsi l'avènement d'une société presque entièrement masculine. Faute d'être avertis de la victoire programmée du look Botero sur la ligne Giacometti, les grands couturiers, recruteurs de mannequins anorexiques, ourdissaient à leur insu le naufrage spectaculaire des défilés de mode.

Michel se réfugia chez ce penseur audacieux dont il admirait le génie visionnaire. Mais il s'aperçut bientôt avec stupeur que ce brillant universitaire était un bourreau d'enfant.
Son fils, âgé de quatorze ans, un miracle d'intelligence et de gentillesse, aurait bien voulu posséder un téléphone portable. Il offrait même d'en payer l'abonnement avec le très maigre argent de poche que lui concédaient ses parents.
Le père indigne opposait aux demandes multi quotidiennes de son fils des arguments soi-disant éducatifs dont la mauvaise foi révoltait.
Michel assista, au cours du dîner, à l'une de ces joutes verbales révélatrices de la tyrannie paternelle.
- Le langage abrégé des textos sabote l'apprentissage de la grammaire et de l'orthographe. Je ne veux pas qu'un fils illettré me fasse rater les palmes académiques.
- Mais non papa, mon professeur de français dit que la traduction d'une langue, même dans un idiome élémentaire, en améliore la connaissance. Tu nous as toi même vanté cent fois les vertus pédagogiques du thème dont tu décrochas, paraît-il, le premier prix au Concours Général. Et puis, ne sois pas inquiet pour ton magot, la contraction des SMS permet de correspondre au moindre coût. Au lieu de "je t'aime papa", je t'écrirai "T'M PA." Quatre lettres au lieu de onze ; plus de soixante pour cent d'économie.
L'insolence du propos qui, par bonheur, avait échappé au père abusif, fit sourire Michel qui prit la défense de l'adolescent.
Ce jeune homme a raison dit-il à l'odieux parâtre. Seriez vous l'un de ces vieux réacs qui, depuis l'origine de l'humanité, freinent la marche du progrès ; un clone de ces primates qui se cramponnèrent aux arbres pour échapper à l'hominisation ; un séide de ces seigneurs arrogants qui, sourds aux gémissements de leurs domestiques, imposèrent jusqu'à la Révolution Française l'usage de la chaise à porteurs ; une réplique de ces lourdauds qui niaient la possibilité de voyager dans les airs malgré l’exemple des oiseaux migrateurs.
Michel était de mauvaise foi car il se sentait solidaire de ces Don Quichotte qui luttaient en vain contre la marche du temps. Mais il fallait bien confondre ce père dénaturé.

Le lendemain de cette scène douloureuse, Michel prit congé de son ex ami et se rendit chez le Maire de Naples. Celui-ci mariait sa fille cadette avec le fils du Président du Sénat et donnait une fête somptueuse à laquelle Michel fut chaleureusement convié.
L'assemblée était prestigieuse. En ses qualités de premier magistrat et de chef de la Maffia, le maître de maison avait réuni la fine fleur de la pègre et de la haute société. Dans les jardins illuminés se côtoyaient en bonne intelligence des caïds de la drogue et des généraux chamarrés, des vedettes tout sourire et des maquerelles embourgeoisées, des banquiers partouzards et des cardinaux somptueux en robes écarlates...
Michel était très à l'aise parmi ces gens fortunés nullement effarouchés par son allure d'homme des bois, les artistes étant, à leurs yeux, dispensés de tout protocole. Bien qu'il s'en défendît, il adorait les conversations mondaines qu'il trouvait, à juste titre, plus attrayantes que le discours prétentieux de certains intellectuels autoproclamés. Son érudition lui permettait d'aborder avec bonheur presque tous les sujets et de débattre aussi bien avec des ministres que des guérilleros, des princes de l'église que des bouffeurs de curés, des académiciens que des crétins des Alpes... Bien qu'il se voulût misanthrope, il était d'une nature conviviale et chacun recherchait sa compagnie.
Il est navrant de penser que Michel n'ait pu trouver un peu de chaleur humaine qu'auprès d'une organisation criminelle, mais c'est ainsi. Les maffiosi ont peut-être des défauts mais il faut reconnaître que la cordialité de leur accueil pourrait servir d'exemple à certains (ou certaine) de nos fonctionnaires à l'étranger.
Toujours est-il que Michel passa dans les ors napolitains une soirée délicieuse, à peine assombrie par l'explosion du gâteau de mariage. Pour finir, le maire l'invita à demeurer dans sa somptueuse villa du bord de mer et, connaissant son goût pour le jardinage, promit de lui trouver un emploi dans la culture du pavot.

lundi 8 mars 2010

Anges et démons : imagerie poétique




Les anges et les démons sont invisibles. Une aubaine pour les poètes qui, libérés des contraintes sensorielles, peuvent les imaginer au gré de leur inspiration.
Il n'y a pas grand-chose de commun, en dehors de leur immortalité, entre la multitude des "daimons" remuants et tracassiers fréquentés par Ronsard et le formidable et tragique prédateur mis en scène par Victor Hugo dans "la Fin de Satan".
Guère de ressemblance non plus entre l'inaltérable perfection des anges jalousement implorés par Baudelaire dans "Réversibilité" et "l'Eloa" d'Alfred de Vigny, sorte de super star hollywoodienne succombant au charme ténébreux de Lucifer.
L'imaginaire foisonnant des poètes ne s'embarrasse pas de définitions théologiques. Leurs créatures surnaturelles reflètent leur identité littéraire et leur appréhension personnelle des mystères de l'au-delà.
-Curiosité gourmande et bon-enfant chez Ronsard.
-Démesure visionnaire de cet adepte des sciences occultes que fut Victor Hugo.
-Angoisses de l'âme tourmentée de Baudelaire, engluée dans les paradis artificiels et pourtant tendue vers une inaccessible pureté.




❖ Pour Ronsard, les anges et leurs frères les démons sont des esprits familiers dont il décrit le comportement avec la précision d'un entomologiste et la naïveté savoureuse qui caractérise l'imagerie religieuse du Moyen Age. Sur un tel sujet, Ronsard est plus proche de l'âge gothique que de la Renaissance.

HYMNE AUX DAIMONS
(extraits)

Quand l'Eternel bastit le grand palais du Monde,
Il peupla de poissons les abysmes de l'onde,
D'hommes la terre, et l'air de Daimons, et les cieux
D'anges, à celle fin qu'il n'y eust point de lieux
Vides de l'Univers, et selon leurs natures
Qu'ils fussent tous remplis de propres creatures.
Il mist auprès de luy, son plaisir le voulut,
L'escadron precieux des Anges, qu'il eslut
Pour citoyens du ciel, qui sans corps y demeurent,
Et, francs de passions, non plus que luy ne meurent ;
Esprits intelligents, plus que les nostres purs,
Qui cognoissent les ans tant passez que futurs,
Et tout l'estat mondain, comme voyant les choses
De pres au sein de Dieu, où elles sont encloses.
¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨
Les daimons, au contraire, apportent sur la terre
Pestes, fièvres, langueurs, orages et tonnerre ;
Ils font des bruits en l'air pour nous espoventer,
Ils font aux yeux humains deux soleils presenter,
Ils font noircir la lune horriblement hideuse,
Et font pleurer le ciel d'un pluye saigneuse ;
Bref, tout ce qui se fait en l'air de monstrueux
Et en terre çà-bas ne se fait que par eux.
Les uns vont habitant les maisons ruinées,
Ou des grandes citez les places destournées
En quelque carrefour, et hurlent toute nuit,
Accompagnez de chiens, d'un effroyable bruit.
Vous diriez que cent fers ils trainent par la ruë,
Esclatant une voix en complaintes aiguës
Qui resveillent les coeurs des hommes sommeillans,
Et donnent grand'frayeur à ceux qui vont veillans
Certainzs vont habitant
Autour de nos maisons et de travers se couchent
Dessus nostre estomacq, et nous tâtent et touchent.
Ils remuent de nuict bancz, tables et treteaux,
Clefz, huys, portes, buffetz, licts, chaires, escabeaux,
Ou comptent nos tresors ou gectent contre terre
Maintenant une épée, et maintenant un verre :
Toutefois au matin on ne voit rien cassé,
Ny meuble qui ne soit en sa place agencé...
¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨
Aucunesfois malins entrent dedans nos corps,
Et, en nous tourmentant, nous laissent presque morts,
Ou nous meuvent la fièvre, ou, troublant nos courages,
Font nos langues parler de dix mille langages.
Mais si quelcun les tence au nom du Très-Puissant,
Ils vont hurlant, criant, tremblant et frémissant,
Et forcez sont contraints d'abandonner la place,
Tant le sainct nom de Dieu leur est grande menace !

Pierre de Ronsard



❖ Les tourments existentiels de Baudelaire nous valent l'un des poèmes les plus harmonieux et les plus émouvants de la langue française dont la facture classique exprime de façon poignante les angoisses de l'auteur des Fleurs du Mal.

REVERSIBILITE

Ange plein de gaieté, connaissez-vous l'angoisse,
La honte, les remords, les sanglots, les ennuis,
Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits
Qui compriment le cœur comme un papier qu'on froisse ?
Ange plein de gaieté, connaissez-vous l'angoisse ?

Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine,
Les poings crispés dans l'ombre et les larmes de fiel,
Quand la Vengeance bat son infernal rappel
Et de nos facultés se fait le capitaine ?
Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine ?

Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres,
Qui, le long des grands murs de l'hospice blafard,
Comme des exilés, s'en vont d'un pied traînard,
Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres ?
Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres ?

Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides,
Et la peur de vieillir, et ce hideux tourment
De lire la secrète horreur du dévouement
Dans des yeux où longtemps burent nos yeux avides ?
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides ?

Ange plein de bonheur, de joie et de lumières,
David mourant aurait demandé la santé
Aux émanations de ton corps enchanté ;
Mais de toi je n'implore, ange, que tes prières,
Ange plein de bonheur, de joie et de lumières



Charles Baudelaire : Les fleurs du mal