Zut alors, si le soleil quitte ces bords.
A.Rimbaud




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mardi 27 octobre 2009

REMINISCENCES



Délicieuse lumière orange au dessus de mon berceau.
C'est le plafond de la cuisine.
Luisance d'un pied de table.

Ne fermez pas la porte, Blount s’en chargera.
Très discret Monsieur Blount que l’on ne voit jamais.
La rue Julien longe le parc feuillu du lycée, attristé par les vacances.
Adossée au portail, la loge du concierge qui vend des rouleaux de réglisse, des tubes de coco, des chewing-gums ballons...
J'ai dit à ma maîtresse d'école que nous allions partir pour le Sénégal.
C'est un mensonge.
Elle va sûrement en parler à mes parents. J'ai la trouille.
Les crèmeries étaient couleur crème en ce temps là.

A la vitrine des jouets neufs, des soldats d'aluminium.
Empâtés, rutilants, trop légers, guère utilisables.
C'est comme ces forteresses en carton bouilli qui glissent sur le parquet au moindre contact. Ou ces gros tanks mécaniques cracheurs d'étincelles qui ne savent pas tourner.
Pour de vraies batailles, il faut des soldats de plomb, petits, pesants, que l'on déplace à la main, avec leur artillerie, leurs blindés, leurs avions ; tout à l'échelle.

Nous sommes à Nice maintenant.
Dans une villa entourée d'un grand jardin d'où l'on voit toute la Baie des Anges.
Les soirs de carnaval on regarde les feux d'artifice qui s'élèvent au loin, reflétés par la mer. Ca nous paraît tout naturel.
On ne connaît pas son bonheur.

Nous sommes voisins du Studio de la Victorine.
Je rêve d'y voir une jolie rivière aux eaux très claires, avec beaucoup de poissons.
Entre les tournages, je vais faire l'herbe aux lapins parmi les décors abandonnés.
Le concierge s'appelle Ange. Il est alcoolique et très coléreux. Mais il ne quitte jamais sa loge et ne me voit pas franchir le mur mitoyen. Toute la journée, sa radio diffuse les chansons à la mode. Tino Rossi envahit les ondes et le cœur des midinettes.

Oh Catarinetta bella, tchi tchi,
Je sens que l'amour t'appelle, tchi tchi.
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Mais lorsque tu sera vieille,tchi tchi
Tu diras baissant l'oreille, tchi tchi :
Ah si j'avais su dans ce temps lààà.

Ce "baissant l'oreille" m'intrigue.

On entend aussi des chansons rigolotes

Est ce que je te demande
Si ta grand-mère fait du vélo,
Si ta p'tite sœur est grande,
Si ton p'tit frère a un stylo,
Si ta cousine Fernande
Pour coudre aux rideaux les anneaux
Bien qu'on le lui défende
Prends les aiguilles du phono.

Comment peut- on coudre avec des aiguilles de phono ?

Le matin, je prends le tramway pour aller au lycée, mais j'en reviens souvent à pied.
Presque chaque semaine, je bats mon record.
Mes repères sont les horloges publiques.
Cinquante deux minutes pour six kilomètres. Pas mal.
L'hiver, j'arrive à la nuit tombée.
La fin du parcours est un chemin désert.
J'ai hâte de voir les lumières de la maison.

Nous allons quelquefois à Menton, chez ma tante.
Avec ma cousine, nous jouons aux gangsters dans la voiture de mes parents.
C'est follement amoureux.

Nous passons nos vacances à l'hôtel, dans l'arrière-pays.
Hier, deux nouveaux clients sont arrivés : un couple qui "fait les Alpes" en tandem. L'homme est vieux, maigre, pâle, exténué. Mon père l'appelle "jambe de coq". La femme, beaucoup plus jeune, a des allures provocantes.
Elle s'invite à notre table, laissant seule son ombre de mari.
Elle ne parle qu'à mon père en le fixant d'un regard qui voudrait lui dire un secret.
En montant me coucher, je la croise dans un couloir.
Elle me demande d'aller chercher un mouchoir entre ses seins.
Je le fais mais ça me gène.
Mon père dit qu'elle va faire mourir son mari de fatigue dans l'ascension d'un col pour en hériter et faire la bringue.
Ma mère n'aime pas qu'on parle de cette femme.

A midi, quand on revient de promenade, le menu est affiché devant la porte du restaurant. On y court. On l'annonce aux parents : melon, gigot, crème glacée. Ca va.

A pied, on bat des records d'altitude : Estaing 1795 mètres ; le Col de la Cayolle 2327 mètres ; celui de la Petite Cayolle au moins 3000 mètres (on en rajoute un peu) ; puis descente sur le Lac d'Allos. A douze ans, c'est quand même pas mal.
Le soir, au dîner (soupe au pistou, tomates farcies, salade de fruits), on parle de nos exploits, du bon air, si léger, du névé -petit- qu'on a du traverser, en plein mois d'août !
On rit des autres tables.
"Jambe de coq" a quand même obtenu de sa femme de prolonger leur séjour à l'hôtel. Parmi les pensionnaires, les réflexions vont bon train : "elle pourrait être sa fille ; elle doit aimer la compagnie des jeunes gens..."
A deux tables de nous, un couple en voyage de noces. Lui, genre employé du gaz, avachi, les yeux mi-clos, au bord du sommeil. Elle, intellectuelle, énergique, curieuse, déçue déjà. Elle voudrait aller voir le spectacle "Son et Lumière" à Entrevaux. Lui ne songe qu'à remonter dans leur chambre. Elle l'apostrophe, un peu méprisante : alors, tu ne pense qu'à dormir. Dormir et ses dérivés ajoute-t-elle. Que veut-elle dire ?
On n'en perd pas une miette.

Le soir, je me promène dans les rues du village avec la fille de nos voisins de table.
Je lui demande si elle a des amoureux.
Réponse : "toi par exemple".

Au printemps dernier, je suis retourné au village de nos vacances.
Au dessus, on a construit une petite station de sports d'hiver.
A cette époque, elle est déserte.
Des dizaines de chalets vides, des hôtels fermés, des magasins clos. Personne dans les rues. Une ville morte à faire fuir.

Nous sommes invités à passer le week-end chez une comédienne qui a tourné dans l’un des films de mon père.
Elle habite au bord de la mer, dans une villa ayant appartenu au comique Dranem dont le masque, moulé sur les pilastres du portail, ressemble au génie triste et grimaçant qui apparaît dans le miroir magique de la marâtre de Blanche-Neige.
La maison est habitée par un petit groupe de femmes homosexuelles auquel s’est joint un bellâtre extrêmement discret dont la fonction reste imprécise et que mes parents qualifient de parasite.
L’ambiance est psychodramatique. Des éclats de voix traversent les murs. Le déjeuner est lourd de mystérieux reproches. L’une des convives quitte brusquement la table, mue par une fureur muette dont le motif m’échappe.
Dans l’après-midi, notre hôte surprend son amie, une jeune actrice un peu bébête, qui sort discrètement de la chambre du pique-assiette. Sommée de confesser son dévoiement, l’accusée invoque un motif professionnel : elle a voulu répéter une scène de son prochain spectacle avec un homme pour lui donner la réplique. Face aux ricanements menaçants de ses compagnes, elle finit par avouer en sanglotant qu’elle a bien couché avec le bellâtre, lequel assiste à l’interrogatoire dans un demi-sommeil bienveillant.


La banquière de ce groupe d’artistes paniers percés est une petite boulotte couverte de taches de rousseur qui possède un yacht ancré dans le port d’Antibes. Elle est vêtue d’un tricot marin et coiffée d’une casquette de loup de mer qui lui donnent l’air d’une figurante de music-hall.
On la soupçonne de « fricoter » avec un marin pêcheur athlétique qui nous prête son bateau pour aller taquiner la girelle. Pendant l’expédition, je suis pris du mal de mer. On me ramène à terre et je rentre seul à la villa. Je raconte que j’étais le seul à prendre du poisson et que l’on m’a débarqué par jalousie. C’est l’un de ces mensonges imbéciles, impossibles à croire, que j’invente parfois sans nécessité et que leur caractère maladif fait accueillir avec plus d’inquiétude que de réprobation.
En rentrant chez nous, mon père, ravi de ce week-end pittoresque, chante dans la voiture ce refrain de son invention:

Les femmes en pantalon
Mon Dieu quel escandale,
Les femmes en pantalon
Mais c’est la fin de tout

Nous sommes à La Croix-Valmer, dans un hôtel situé au sommet d’une colline d’où l’on voit, à travers les pins, des morceaux de mer bleu-foncé. Tout en bas, sur une plage en modèle réduit, on distingue des corps minuscules allongés sur le sable.
Nous sommes invités par un homme d’affaires pas avare du tout. C’est un spéculateur qui, selon mon père se ruine, fait fortune, se reruine, refait fortune…plusieurs fois par an. Il est vêtu d’une chemisette, d’un short et d’un bob bariolés dont les couleurs vives soulignent sa cinquantaine bedonnante. On dirait un gros vieux bébé.
Je le trouve sympathique mais trop remuant. L’après-midi, il nous entraîne dans des ballades en voiture, rasoires. Il possède trois cabriolets, lourds, noirs, à deux places seulement, ce qui relègue les enfants dans des spiders très inconfortables. On fait étape dans des bars sur pilotis mais on
en repart trop vite pour avoir le temps de jouer sur la plage. C’est rageant, surtout que c’est pour aller dans un autre bistrot.
Je me demande à quoi riment ces agitations d’adultes.

La guerre nous a conduits près de Sisteron, dans une maison située au bord de la Durance.
Après l'orage, la rivière s'élargit jusqu'au pied des escarpements qui l'encadrent. Elle envahit la succession des mares laissées sur ses bords par les crues précédentes.
C'est là que notre seul voisin, un jeune paysan qui élève des moutons et des chèvres, fait des pêches miraculeuses.
Dans l'eau devenue couleur café au lait, il pose un grand carrelet aux mailles fines (interdites). Toutes les trois à quatre minutes, il relève l'engin à l'aide d'une longue perche. L'eau s'agite au fond du filet puis apparaissent les poissons ruisselants, grosses virgules charnues qui se contorsionnent.
Je regarde avec envie cette cueillette magique.
Je voudrais tant avoir un carrelet à ma taille.
Ce serait le bonheur.