Zut alors, si le soleil quitte ces bords.
A.Rimbaud




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mercredi 30 septembre 2009

RETOUR AU BERCAIL

Mes parents ont vendu notre maison de campagne.
A tout hasard, mon père a gardé l'un des trousseaux de clés.
Nos acheteurs doivent prendre leurs vacances au mois d'août.
C'est décidé, nous profiterons de leur absence pour retourner dans notre ancienne maison. Ils n'en sauront rien, dit mon père.
Je ne suis pas tranquille.

Nous arrivons le deux août, par précaution.
Ils sont bien partis.
On leur avait laissé nos meubles mais ils les ont changé de place.
Maman rétablit le bon ordre.
Les commerçants sont contents de nous revoir. Ils nous félicitent: "vous avez de la chance qu'ils vous aient prêté la maison, ils ne sont pas commodes vos successeurs".
Je me sens rougir jusqu'aux oreilles.
Mon père est aux anges. Il a retrouvé ses outils, sa canne à pêche...
Les nouveaux propriétaires ont transformé notre terrain de jeux en jardin potager. Mon père a vite fait de le rendre à sa vocation première. Il arrache avec entrain les choux, les salades, les carottes, les rames de haricots qui masquent la vue sur la rivière... Il n'épargne que les fleurs que nous avions plantées: les grands althéas foisonnants de clochettes mauves, les bouquets de marguerites champêtres, les roses aux fines couleurs... C'est un poète mon cher papa.


La fin du séjour approche.
J'ai presque oublié notre usurpation.
Bientôt c'est mon anniversaire, le trente août.
On va fêter royalement tes dix ans mon petit prince proclame mon père en m'embrassant tendrement. J'ai invité les Noirot, les Delmas et les Bonnardin. Avec leurs enfants bien sûr. Ca te fera huit copains. Toutes les chambres seront occupées, comme autrefois. On organisera un barbecue géant. Et le soir, un grand feu d'artifice. Tu es content j'espère.
Ce n'est pas trop tard demande timidement ma mère. Ils vont rentrer le trente-et-un. Il faudra partir tôt. Nous n'aurons pas le temps de tout ranger.
Mais non s'écrie mon père, radieux, la fin du mois tombe un vendredi. Tu penses bien qu'avec ce beau temps, ils vont rester là-bas tout le week-end. Ils ne rentreront pas avant dimanche soir, tard dans la nuit. Et nous serons loin !

Le jour de fête est arrivé.
La cour est encombrée de voitures.
Nos invités sont en pleine forme. Ils installent dans le jardin une grande table joliment décorée. Ils parlent fort, comme si de rien n'était.
Mon père, toujours galant, cueille des fleurs pour les offrir aux dames. Les massifs en sont dépouillés.
En jouant, mes copains ont cassé quelques jeunes arbres fruitiers. Papa les excuse: "il faut bien que les enfants s'amusent."
On installe le barbecue. On fait rôtir à la broche un cochon de lait trouvé dans le congélateur. Mon père remonte de la cave de très vieilles bouteilles qu'il présente avec emphase: "nobles messieurs et gentes dames goûtez moi ce Château Petrus 1926, un millésime d'exception, vous m'en direz des nouvelles." Vous nous avez toujours servi des vins extraordinaires, Gérard, minaude l'une des invitées.
C'est fou ce que mon père peut être populaire.
Pris d'un sombre pressentiment, je le tire par la manche pendant qu'il lève son verre. "Il faut nous en aller papa. Ils vont arriver, nous chasser, nous tirer dessus peut-être."
"N'aies pas peur mon chéri. En ce moment, ils se dorent au soleil sur la plage, les doigts de pied en éventail. Profite, comme eux, de cette belle journée."
Une voiture s'arrête devant la grille. Je reconnais celle des propriétaires. Un couple en descend, flanqué de deux adolescents très laids. En nous voyant, le groupe s'immobilise, statufié.
Les chants et les rires de la joyeuse assemblée s'éteignent peu à peu.
Je dégouline de sueurs froides.
Inconsciente du danger, Madame Delmas apostrophe les intrus: "qu'est-ce que vous faites là, vous voulez notre photo?"
Les justiciers s'avancent vers nous. Ils embrassent d'un regard morne le jardin dévasté, la table débordante de victuailles, les bouteilles vides alignées sur l'herbe.
Mon père les accueille à bras ouverts: "entrez donc, faites comme chez vous". Le cœur y est mais l'invitation, sans doute maladroite, ne les déride pas du tout.
Mon père ne se décourage pas, il ne se décourage jamais: "asseyez-vous et fêtez avec nous l'anniversaire de mon fils ; il reste encore de ce délicieux porcelet et quelques bonnes bouteilles."
J'essaie d'amadouer les deux garçons : "mes parents aimaient tant leur vieille maison, il faut les comprendre; la nostalgie, ils n'ont pas pu résister." Ces boutonneux ricanent méchamment : "dégage petit imbécile".
L'homme, le visage fermé, regarde sa montre : "vous avez un quart d'heure pour prendre vos cliques et vos claques et vider les lieux."
On les a déjà pas mal vidés plaisante, bêtement, le fils Delmas.
Notre agresseur est blême de rage: "vous allez nous payer ça et la note sera salée, vous pouvez me faire confiance."
Je respire un peu. Nous ne serons pas condamnés à mort.
Mon père est indigné par tant de hargne, lui le plus chaleureux des hommes: "il vaut mieux partir, ces gens là n'ont aucun savoir-vivre."
Tout le monde s'affaire, dans la panique et la consternation.
Mais alors, nous ne sommes pas chez vous, bredouille le docteur Noirot.
Ce n'est rien, un malentendu, on est tombé sur des mauvais coucheurs, lance mon père, évasif.
Hors d'ici et par la petite porte, hurle l'énergumène.
Mais nos voitures sont dans la cour, ouvrez nous la grille gémit Maître Bonnardin.
Du vent, ou je vais chercher mon fusil.
Nous partons, en file indienne, le long de la route départementale qui conduit à la ville, éloignée d'une dizaine de kilomètres.
Il pleut à verse maintenant.
Juché sur son tracteur, un paysan narquois complimente gaillardement les femmes dont les robes mouillées épousent les rondeurs.
Des camions nous aspergent d'eau boueuse.
Inutile de faire de l'auto-stop. Qui voudrait se charger de cette escouade calamiteuse, encombrée de mioches pleurards et de bagages pesants ?
Mon père entonne vaillamment une chanson de marche: "un kilomètre à pied ça use, ça use, un kilomètre à pied ça use les souliers; deux kilomètres à pied ça use, ça use..." Il n'est guère suivi. Mais quel panache ! C'est quelqu'un, mon papa chéri.
Enfin, nous arrivons à la gare.
Nos amis refusent de prendre le même train que nous. On se demande bien pourquoi.
Mon père tente de réchauffer l'atmosphère : "après tout, nous nous en sortons plutôt bien, on aurait pu finir en prison ; finalement, je ne regrette pas cette aventure ; l'adversité forge le caractère ; je me sens plus solide après cette épreuve, pas vous ?" Il n'obtient en réponse que des grognements sibyllins et nos amis s'éloignent rapidement, comme pour se préserver d'une maladie contagieuse.

De retour à Paris, mon père tire la leçon de notre échec: "l'été prochain, nous n'y resterons que trois semaines."

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