Zut alors, si le soleil quitte ces bords.
A.Rimbaud




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mercredi 16 septembre 2009

NOUVELLES ABRACADABRANTES : L'homme a la vessie volatoire



A deux heures du matin, Nestor s'éveilla comme une mouche, collé au plafond. Un ballonnement gazeux l'avait transformé en aérostat. 



En pressant son ventre à deux mains, Il parvint, non sans quelques bruits incongrus, à "lâcher la vapeur" et descendit lentement se poser sur son lit. Puis, pour éviter un nouvel envol, il ceintura son abdomen d'une bande Velpo bien serrée et se rendormit jusqu'au jour.

Le médecin de Nestor ne fut pas surpris par le phénomène.


-Mon cher, dit-il à son patient, votre cas est sans doute unique au monde mais il était prévisible.

-Comme vous le savez, l'humanité descend d'un poisson. Nous eûmes donc une vessie natatoire. Celle-ci s'est atrophiée quand notre gluant ancètre, sentant ses nageoires durcir et devenir des pattes, est sorti de l'eau pour s'établir sur la terre ferme.

-Notre organisme garde confusément la mémoire d'anciennes évolutions aquatiques. Nos rèves le prouvent qui nous font voyager dans les airs sans moteur et sans ailes, comme les poissons dans les profondeurs des eaux.

-Or, la mémoire est créatrice. Elle a reconstitué chez vous l'antique membrane en lui donnant une fonction nouvelle, celle de régler votre altitude.

-Ainsi, le génie prodigieux de la nature a transformé de vagues souvenirs marins en ce qu'il faut bien appeler une vessie volatoire, bien que cet adjectif ne figure pas
encore dans le dictionnaire.

-Nous sommes, mon cher ami, à l'aube d'une nouvelle mutation biologique dont vous êtes le prototype expérimental. Je croyais que l'aéronautique avait rendu cette métamorphose inutile mais je confesse mon erreur, l'évolution ne se contente pas de succédanés.

-Pour quelles raisons mystérieuses avez-vous été choisi pour être le premier homme volant, l'avenir nous le dira peut-être. En attendant prenez garde aux pales d'hélicoptères et revenez quand vous voudrez, ma fenêtre vous sera toujours ouverte.




En prenant de l'altitude, Nestor vit que la terre était plate. Il le savait déjà, mais il n'avait jamais osé le dire tant le préjugé d'une planète ronde était ancré dans les esprits.
Une expérience simple, presque enfantine, lui avait prouvé la stupidité de cette croyance d'un autre âge ; il suffisait de verser le contenu d'un verre d'eau sur une boule de billard pour constater l'impossibilité pour un liquide de se maintenir sur une sphère ; sur un sol arrondi, les mers se seraient écoulées dans l'abîme.
La notion de "sphère céleste", chère aux savants qui s'imaginent que l'univers est courbe et limité - obsession dont un Freud eut aisément décelé l'origine sexuelle - est d'ailleurs aussi puérile que celle de "globe terrestre".
Au delà des frontières imposées au cosmos par des maniaques qu'épouvante l'infiniment grand, il y a forcément quelque chose, car rien n'existe pas.
L'homme, cet abrégé de l'univers, n'est-il pas tendu vers des horizons toujours plus lointains? La ligne droite n'est-elle pas le plus court chemin? Alors pourquoi nier que le monde soit un faisceau de traits rectilignes dont la géométrie - une vraie science - nous apprend qu'ils n'ont ni début ni fin ?

En dépit de ces évidences, corroborées par sa propre vision, Nestor demeurait perplexe. Non qu'il fut ébranlé par les élucubrations des astronomes, mais le témoignage des cosmonautes donnait à réfléchir. La terre leur était apparue comme une merveilleuse bulle azurée. Ce bleu ne pouvait être qu'une illusion. Nos villes et nos campagnes ne sont pas monocolores! Les mers elles-mêmes peuvent être vertes, ou grises, ou presque noires. Ces malheureux souffraient-ils d'une sorte de daltonisme spatial? A moins qu'excédés d'en voir de toutes les couleurs dans un habitacle trop restreint où la promiscuité devient vite insupportable, ils aient décidé de ne tolérer que la plus apaisante d'entre-elles.
Quant à la forme ronde... N'y avaient-ils vu, là aussi, que du bleu? Etaient-ils à ce point conditionnés que leurs yeux fussent incapables de s'adapter à des réalités trop éloignées de l'opinion générale? Ou, peut-être, la terre était-elle un disque plat qui, vu de loin, ne se différenciait pas d'une boule. Malheureusement, cette idée séduisante ne résistait pas à l'analyse. Les relevés cartographiques de l'astrophysicien Galilov montraient que, depuis la navette, on ne voyait jamais qu'une moitié du paysage terrestre. L'autre face, en surplomb du gouffre insondable, eût été peuplée de milliards d'hommes et d'animaux déambulant la tête en bas! L'hypothèse d'un terre-pastille était aussi folle que celle d'une sphère adhésive.

Au fur et à mesure de son ascension, Nestor vit se déployer, comme sur un atlas, la France, l'Europe, l'Afrique, l'Océan Atlantique... Puis, à ce panorama grandiose vinrent s'ajouter l'Asie, les Amériques, l'Océan Pacifique... Et Nestor embrassa d'un seul regard la totalité de la surface terrestre! Il avait enfin, sous les yeux, la preuve évidente de la platitude de la terre. Comme lui parurent alors dérisoires les artifices utilisés par de prétendus géographes pour réaliser, à partir d'un supposé globe terrestre, des projections cartographiques qui, redressant des courbes imaginaires, réduisent l'Afrique aux dimensions des Etats-Unis (Mercator) ou l'allongent démesurément au détriment d'une Europe ratatinée (Peters), expressions sournoises, sous un déguisement faussement scientifique, d'un racisme dominateur ou d'un tiers-mondisme exacerbé.
Tandis que Nestor admirait le plaque merveilleuse que nous habitons, une déclaration d'un cosmonaute lui revint à l'esprit: "nous regardions la terre avec des yeux ronds". Eureka j'ai trouvé tressaillit l'homme volant: la vision d'un oeil sphérique ne peut-être, évidemment, que circulaire; en arrondissant les contours, notre globe oculaire crée l'illusion d'un monde courbe... Comment n'y avait-il pas pensé plus tôt? Et pourquoi, seul parmi les humains, voyait-il la réalité du cosmos? Machinalement, il se frotta les yeux: ils étaient devenus plats! L'Evolution ne l'avait pas seulement libéré de la pesanteur, elle avait rompu pour lui la clôture de l'Univers en ouvrant son regard sur l'infini.



Redescendu sur terre, Nestor s'enferma chez lui pour réfléchir. Fallait-il révéler sa découverte? Ne risquait-il pas l'asile psychiatrique, ou, tout au moins, l'opprobre des milieux scientifiques, si prompts à condamner les esprits novateurs?
Bien des signes pourtant auraient du faire douter les chercheurs de la réalité des courbes.


-Dès l'origine de notre espèce, le serpent, cette sinuosité perfide, ne fut-il pas l'incarnation du mensonge... et la pomme, ce fruit joufflu, le leurre qui plongea l'humanité dans les ténèbres?

-L'impossibilité de mesurer le périmètre d'un cercle, calcul tributaire de l'inconnaissable nombre PI, ne prouve-t-il pas l'inanité de la notion même de circonférence?

-Dans notre langage, la courbe n'est-elle pas symbole d'imposture? Esprit retors, menées tortueuses, courbettes hypocrites... La liste est longue de ces contorsions mensongères qui bafouent la droiture, et la vérité.


Nestor fut tiré de ses réflexions par trois coups précipités frappés à sa fenêtre. Une forme humaine, en suspension dans l'air, s'agitait derrière les carreaux. Il reconnut son mèdecin et le fit entrer.

-C'est l'éclosion, c'est l'éclosion partout, s'écria celui-ci, surexcité, presque hystérique. L'humanité tout entière sort de sa chrysalide.
Regardez dans la rue cette foule qui flotte entre les immeubles, errant sans but, déconcertée par sa délivrance. Vous fûtes le premier à vivre la glorieuse métamorphose. A vous l'honneur -et la charge- de guider l'humanité dans cette nouvelle étape de son évolution.
Miracle! Vous devenez phosphorescent! C'est la marque de votre nouvelle royauté.

La nuit était tombée. Une lucarne blanche s'ouvrit mystérieusement dans la noirceur du ciel. Sans hésiter, Nestor prit son envol et s'élança vers elle, suivi par une multitude d'hommes, de femmes et d'enfants volants, venus de tous les points de la terre. Tel un nuage de sauterelles aspiré par un cyclone, L'immense cortège s'engouffra dans la brèche et disparut de l'autre coté du miroir.

© L'auteur des textes Louis Sagot-Duvauroux
© Photos : Mathilde Lapostolle "Capitan Nefle"

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